11 avril 2015

Un despote à Ouistreham

Oui mais c'était il y a plus de deux cents ans et pour à peine une matinée... N'en déplaise aux inconditionnels du "petit caporal", le génial Corse était bien ce qu'on appelle un despote mais son passage dans notre commune a laissé des traces. On connait assez bien le déroulement du voyage de l'Empereur en Normandie par les récits qu'en ont laissé le maire de Caen de l'époque, de Logivière, le préfet Méchin ainsi que deux mémorialistes les sieurs Victor Dufour et Laurent Esnault.

22 mai 1811, peu avant minuit Napoléon Ier accompagné de l'Impératrice Marie-Louise arrive à Caen en grand équipage; compte tenu de l'heure tardive et il faut bien le dire d'une impopularité certaine, il écourte les cérémonies d'accueil et gagne rapidement l'hôtel particulier qui lui a été réservé. En fait deux hôtels particuliers de la rue Guilbert, les numéros 23 et 24 qui n'ont pas survécu à la fournaise de 1944, avaient été réunis pour la circonstance sous la maîtrise d'œuvre de l'architecte municipal Jean Harou, dit "Jean Romain" (oui, oui!) depuis qu'il avait remporté le Prix de Rome en 1788.



Annonce par le Préfet Méchin du passage dans le département, de l'Empereur et de l'Impératrice Marie-Louise.
Détail de l'affiche du 18 mai 1811.

Le 23 passe en réceptions diverses et visite de la ville mais le 24, dès 4 heures du matin, l'Empereur prend la direction de Ouistreham. A cheval, car la route à l'époque est dans un état d'entretien déplorable et difficile d'accès aux voitures, il fallait passer par le bourg d'Hérouville, puis de Blainville ou emprunter le chemin de halage de l'Orne et les bacs de Colombelles ou de Bénouville. Eh oui à l'époque on ne pouvait guère se permettre de passer la journée à Ouistreham et aller dormir à Caen discrètement...Il avait même été question de faire le voyage en canot sur l'Orne jusqu'à Sallenelles  et de poursuivre la visite en longeant la côte par mer. On y avait renoncé c'était trop lent et malaisé. Finalement on ne sait quelle route Napoléon emprunta mais on sait qui l'accompagnait: le Prince Eugène de Beauharnais, le ministre de la Marine, un aide de camp, le baron d'Héricy, le colonel de Mathan sans compter les officiers et cavaliers de l'escorte. Le but du voyage: se rendre compte sur place de la faisabilité du projet de l'ingénieur Cachin de canalisation du cours inférieur de l'Orne afin d'établir un port de commerce à Caen et un port de guerre dans la fosse de Colleville. On en profitera aussi pour inspecter les ouvrages de défense de la côte, les redoutes de Ouistreham et de Colleville.

Napoléon avait recommandé la plus grande discrétion et interdit qu'on tire le canon des redoutes en son honneur. L'Anglais croise fréquemment au large en effet et la défense constituée par les ouvrages en question est particulièrement inefficace. Le cortège se rend jusqu'à Lion. Au retour on s'arrête dans le bourg de Ouistreham décoré de guirlandes de feuillage pour la circonstance; un repas a été prévu dans la plus belle maison du village, chez le sieur Dumesnil. La population plutôt miséreuse est rassemblée et acclame l'Empereur, le curé plaide la cause de ses paroissiens et obtient une aide de  6 000 francs dont un tiers pour que l'église soit dotée d'une cloche. L'Empereur distribue aussi quelques bourses de pièces d'or à des habitants dans le besoin. Avisant une femme étrange qui porte sur ses guenilles des épaulettes et un sabre de général, il interroge son entourage, on lui conte l'histoire de Michel Cabieu, le héros de Ouistreham mort en 1804; c'est sa fille qui arbore ainsi les insignes remises à son père par le général Hoche admiratif. Emu Napoléon lui accordera un secours de 600 francs. La visite se terminera rapidement puisque le cortège sera de retour à Caen pour la fin de la matinée. Le lendemain l'impériale expédition se dirigera vers Cherbourg, c'est finalement dans cette ville que sera construit le port de guerre plutôt que dans la fosse de Colleville.



La maison dans laquelle Napoléon et sa suite se restaurèrent, aujourd'hui connue sous le nom de "vieux manoir"

Mais Ouistreham n'aura pas tout perdu, loin s'en faut car le 25 mai à Caen Napoléon signa un décret décidant le creusement "d'un canal partant de la ville de Caen et se rendant à la mer..."Les travaux devaient commencer en 1812 pour se terminer en 1818; on sait ce qu'il en advint. Les terrassements ne commencèrent qu'en 1838, l'ouvrage n'étant inauguré qu'en 1857, sous Napoléon III, un autre despote, un peu moins génial...

Le vocable de "Bédouins" pour désigner les Ouistrehamais de souche daterait aussi de cette visite impériale, mais ce sera pour une prochaine rubrique!