03 octobre 2018

Le naufrage de Cendrillon

Tonton Bédouin raconte...


Le dernier voyage d'Ernest

 

Les "Cendrillon de la Flotte"


Les Américains les surnommaient "Cinderella of the Fleet", "Cendrillon de la Flotte". Il s'agissait de chasseurs de sous-marins construits en série aux États-Unis à plusieurs centaines d'unités en 1917 et 1918 pour lutter contre les U-Boote allemands infestant les océans en cette période de guerre totale.
C'est Franklin D. Roosevelt, alors secrétaire d’État à la marine qui avait chargé en 1916 l'U.S. Navy de concevoir ces bâtiments légers dans la perspective d'une entrée en guerre probable de la grande puissance d'outre Atlantique. Les chasseurs de sous-marins S.C. (pour sub-chasers) pouvaient être construits dans de petits chantiers civils laissant libres les grands sites pour des unités plus importantes.


Le SC 317 sister-ship du navire évoqué dans cet article


La France, dont la flotte est décimée par l'impitoyable guerre sous-marine et dont les chantiers navals peinent à reconstituer le tonnage envoyé par le fond, commande cent navires à l'industrie américaine. La commande est facilitée par l'entrée en guerre des États-Unis en avril 1917. On s'entend sur une livraison de cinquante unités pour 1917 et cinquante autres pour 1918. Mais il faut aller les chercher... La Marine nationale constitue donc des équipages en puisant parmi les inscrits maritimes réservistes à raison de vingt hommes par bâtiment. Le commandement du SC 319 est confié à l'enseigne de vaisseau de première classe Ernest Legabilleur, secondé par un officier marinier et dix-huit quartiers-maîtres et matelots.

Ernest est né à Ouistreham le 12 mars 1890, 28 route du port (aujourd'hui avenue Michel Cabieu). Son père est pilote pour le compte de la Chambre de commerce. Élève brillant, il suit les cours de l’École technique supérieure de la rue de Bayeux à Caen puis de l’École de la marine marchande de Dieppe dont il sort diplômé en 1908.

La route du port au début du XXème siècle.  La maison natale d'Ernest Legabilleur 
est toujours visible face à l'abside de l'église Saint Samson.

Un début de carrière prometteur


Après son service militaire en tant qu'inscrit maritime sur le cuirassé Bouvet, il s'engage comme matelot à la compagnie Pétrole Transport et est affecté sur le vapeur Radioléine, un pétrolier tout neuf qui effectue la liaison régulière Rouen-États-Unis. Puis, son père étant décédé, il le remplace quelque temps comme pilote sur le cotre Dehel. La rade de Ouistreham, c'est bien joli mais Ernest préfère le grand large et c'est à bord du vapeur charbonnier Hébé de la toute jeune Société navale caennaise qu'il pose son sac. Il est breveté lieutenant au long cours en janvier 1912. Il servira sur plusieurs navires célèbres. Comme le Motricine premier pétrolier français équipé de moteurs diesel ou le Quevilly quatre-mats barque détenant depuis 1906 le record de vitesse de la traversée de l'Atlantique.
La guerre éclate, il sera mobilisé tout d'abord sur des navires de commerce puis en novembre 1916 comme enseigne de vaisseau de première classe sur le cuirassé Kléber. Mais le navire est coulé devant Molène par un sous-marin allemand. Ernest Legabilleur échappe à la noyade et se voit confier le commandement du SC 319. 

Timbre-poste des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF)
immortalisant le vapeur pétrolier Radioléine

Perdu corps et biens


Le SC319 a été construit par Luders Marine à Stamford Connecticut, un chantier naval spécialisé dans les navires de plaisance (fondé en 1908, il fermera ses portes en 1968). C'est à Stamford qu'Ernest en prendra livraison le 10 décembre 1917 pour le conduire à New-York puis à Philadelphie. Il appareillera de ce port pour la France le 27 décembre. Mais les Sub-chasers manquent d'autonomie en carburant (1000 miles à 12 nœuds) et sont fragiles. C'est donc en convoi, parfois remorqués par un navire d'escorte ou un ravitailleur qu'ils naviguent d'escale en escale. Les Bermudes d'abord, puis normalement les Açores, Gibraltar ensuite, enfin la France. Le SC 319 ne rejoindra jamais nos côtes. Pris dans une tempête le 9 janvier 1918, il est séparé du convoi le 15 et disparaît vraisemblablement le 17 à environ 85 miles du port de La Horta aux Açores.
L'infortuné Ouistrehamais sera décoré de la Légion d'honneur à titre posthume, ses dix-neuf compagnons recevront la Médaille militaire à titre tout aussi posthume... Le nom d'Ernest Legabilleur est inscrit sur quatre monuments aux morts ou plaques commémoratives : sur le Monument aux morts  civil de Ouistreham, sur le Monument aux morts religieux du cimetière, sur la plaque martyrologe de l'église Saint Samson et sur la plaque des anciens élèves de l’École technique supérieure aujourd'hui déposée au lycée Dumont d'Urville de Caen.


Le marin, Monument aux morts de Ouistreham (détail)
par Bouet et d'Haese statuaires. Photo MM


Le Petit Bédouin et Tonton Bédouin (lol) remercient les auteurs de "Les Normands dans la Grande guerre" - éditions OREP 2018 - pour les avoir autorisés à utiliser très largement un passage de leur ouvrage.

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