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03 mars 2018

Fortunes de mer


Tonton Bédouin raconte...

La Société Navale Caennaise avait adopté comme coutume de baptiser ses cargos de noms de divinités grecques. C'est ainsi qu'un steamer charbonnier construit en 1903 par les chantiers britanniques de Dundee fut baptisé Thisbé et qu'après le naufrage de celui-ci en 1909, un deuxième Thisbé, construit à Sunderland en 1910 fut victime d'un U-boote ennemi en 1917. Outre leur nom, un point commun aux deux navires, leur infortuné mais courageux capitaine, un racachi devenu ouistrehamais par son mariage avec une bédouine, Pierre Le Bitter.




La tempête d'Ijmuiden

La Revue illustrée du Calvados relate dans son numéro de janvier 1910 l'exploit du marin breton né à Lanloup dans les Côtes du Nord le 11 novembre 1878. Les parents de Pierre Le Bitter sont cultivateurs mais c'est le grand large qui attire le futur capitaine au long cours. Recruté par la toute jeune Navale Caennaise comme second officier en 1905, le commandement du steamer Thisbé I lui est confié en 1909. Entre-temps, il a épousé une Ouistrahamaise Marie Bazin en octobre 1907 et une petite fille est née.



Le Thisbé a quitté Rotterdam le 2 décembre 1909 en milieu de journée. Destination Caen avec un chargement de charbon. La mer est calme mais au large, la faible brise se transforme rapidement en vents violents. La tempête venant de Bretagne et du sud de l'Angleterre atteint la Mer du Nord. Pour le Thisbé il est trop tard pour faire demi-tour et chercher un abri. Au milieu de la nuit et à 36 miles de Rotterdam, une lame énorme s'abat sur le pont du navire et envahit la cale. L'équipage réagit rapidement et le capitaine réussit à redresser le vapeur. A deux reprises encore, les vagues déséquilibrent le Thisbé mais le troisième assaut des éléments déchaînés aura raison du charbonnier. Le Thisbé s'incline sur le côté et ne réagit plus au gouvernail. Une baleinière est mise à l'eau et la moitié de l'équipage y trouve refuge. Sept autres marins se serrent dans un canot prévu pour quatre. Le capitaine fidèle à la tradition quittera le navire le dernier bien que la chaudière ait explosé. Accroché au mat, il ne devra la vie sauve qu'à ses qualités de nageur qui lui permettront de s'accrocher aux débris de la passerelle et de rejoindre le chalutier Primavera accouru à la rescousse et où s'est réfugié l'équipage tout entier sain et sauf. Pour cet exploit et en récompense de son sang-froid, Pierre le Bitter sera décoré de la médaille d'or de la Société de Sauvetage.

Le Thisbé I à Caen, bassin Saint-Pierre près des Etablissements Allainguillaume, à l'emplacement actuel du port de plaisance.


Envoyé par le fond


Remis de ses émotions, Le Bitter se voit confier les destinées d'un navire flambant neuf, le Thisbé II. Lorsqu'on évoque la Première Guerre mondiale, on a bien souvent la vision des soldats de 14 fauchés dans leur uniforme d'un autre âge par les mitrailleuses allemandes  ou le souvenir  des poilus en bleu horizon dans la boue des tranchées. C'est oublier la guerre sur mer peu racontée mais tout aussi meurtrière. Et dont furent victimes de nombreux marins tant civils que militaires. Le drame du Thisbé II s'inscrit dans ce contexte. Le capitaine Le Bitter, inscrit maritime, n'a pas été mobilisé dans la Marine de guerre mais à bord d'un navire civil sur le pont duquel avait été fixé un canon de 75 destiné à la lutte contre les sous-marins; la flotte commerciale est indispensable au ravitaillement du pays et au transport des troupes.


Le Thisbé II (cliché Société Navale Caennaise)

La Société Navale Caennaise et ses équipages paieront un lourd tribut au conflit. Le Thisbé II n'y échappera pas. On connait son naufrage dramatique grâce au rapport de mer que le capitaine Le Bitter adressera son armateur et qui fut publié en hommage en 1921 par la Chambre de commerce de Caen dans son Livre du Centenaire. Laissons lui la parole: "Certifie être parti de Neath Abbey, le 5 septembre 1917 à 9 heures du soir avec un entier chargement de charbon, à destination de Caen. Suivi ma route d'après les instructions de l'Amirauté anglaise jusqu'au 6 septembre à 12h15, étant à 6 milles dans le SW de Lizard, j'aperçois le sillage d'une torpille à 10 mètres par le travers de la passerelle. J'ai été aussitôt précipité sur le spardeck, avec l'homme de barre, par l'effet de l'explosion sans avoir eu le temps de commander aucune manoeuvre; l'officier de quart s'est accroché aux haubans de la cheminée. Le spardeck étant rempli d'eau et de fumée, j'ai couru derrière pour aller au canon, et j'ai eu juste le temps de prendre place sur le radeau qui se trouvait sur la cale 3. Le Thisbé disparaissait et a coulé en une minute et demie, malheureusement sept hommes ont disparu avec. Aussitôt le Thisbé disparu, la vedette anglaise M-L 234 qui se trouvait à proximité a aperçu le périscope du sous-marin entre la baleinière et le radeau, et a tiré dessus, l'obus est tombé à 10 mètres du sous-marin qui a aussitôt plongé. [...] Noms des disparus: Louail, lieutenant; Lenjalley, 2ème mécanicien; Tanguy, 1er chauffeur; Croisic, chauffeur; Subyl, chauffeur; Fleury, TSF; Tanguy, mousse...
Trois autres cargos de la Navale, les Danaé, Niobé et Hébé subiront le même sort portant à 17 le nombre de marins de la compagnie tués dans ces combats bien inégaux.
Le capitaine Pierre Le Bitter termina sa carrière mouvementée dans un poste plus calme, celui de Commandant du port de Ouistreham.

Billet dit "de nécessité" de 2 francs édité par les Chambres de Commerce de Caen et Honfleur en 1915. 
On reconnait à gauche le bassin Saint Pierre avec le "bateau du Havre" et des navires charbonniers et à droite la lieutenance de Honfleur.

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