Tonton Bédouin raconte...
L'aventure du Decauville
"Et à cette heure là,le petit train qui longe le canal, de Caen à Ouistreham, pareil à un jouet d'enfant, avec ses wagons du même modèle qu'en 1850, s'annonça dans le lointain, stoppa devant le port dans un vacarme de vapeur sifflante et de freins serrés." Ainsi Georges Simenon évoque t-il le fameux Decauville, en vieillissant tout de même d'une quarantaine d'années le matériel roulant lorsqu'il écrit Le port des brumes dans une maison près du phare en octobre 1931. Le fameux petit train avait conservé pour les contemporains le nom de son constructeur et premier exploitant, En effet, Paul Decauville, ingénieur et homme d'affaires, à l'origine du chemin de fer à voie étroite (60 cm), avait montré son savoir-faire en assurant magistralement la desserte interne de l'exposition universelle de 1889 (oui, celle de la Tour Eiffel).
La gare de Ouistreham-port au début du XXème siècle, au fond les hôtels de la Marine et de l'Univers
Caen-Ouistreham-Luc sur Mer par Bénouville
Le Conseil général du Calvados qui a voté le 26 août 1864 le principe de la réalisation d'un réseau ferroviaire d'intérêt local a commencé par concéder à partir de 1870 les axes principaux équipés en voies d'écartement normal puis s'est penché sur les axes secondaires comme la desserte du littoral. La voie étroite, certes moins rapide mais beaucoup plus économique, avait séduit les conseillers généraux visitant l'exposition universelle qui concédèrent la construction et l'exploitation à la société Decauville. La première section fut inaugurée le 1er juillet 1892. Voyageurs et marchandises pouvaient ainsi emprunter les 9 km de la liaison Ouistreham-Luc. Quinze jours après, la section Sallenelles-Dives sur Mer (10 km) est ouverte à la circulation suivie par le raccordement Sallenelles-Bénouville-Ouistreham (9 autres kilomètres) nécessitant le renforcement du superbe pont tournant de type Eiffel sur l'Orne, le cours d'eau étant à l'époque navigable et emprunté entre autres par le fameux "bateau du Havre". Pour finir le raccordement avec Caen fut ouvert en juillet 1893. Mais cette année-là, la société Decauville fait faillite. Le réseau est repris par Edmond Caze et Edouard Empain (l'ancêtre du baron au doigt coupé) sous l'appellation de Société anonyme des Chemins de fer du Calvados, les C.F.C.
Deux tickets, le premier est de la fin du XIXème siècle, le second des années 20 ou 30.
A ce tarif l'actuel maire de Ouistreham n'aurait pas besoin de mandat spécial pour voyager gratis aux frais des contribuables!
A toute vapeur mais à petite vitesse...
Il faudra attendre 1898 pour la gare de Caen-Saint-Pierre, l'arrêt provisoire se situant avant cette date près du pont de la Fonderie, et 1900 pour la liaison avec la gare des Chemins de fer de l'Ouest (l'actuelle gare SNCF) ainsi que pour raccorder le chemin de fer à voie étroite avec celui à écartement normal entre Luc et Courseulles par l'adjonction d'un troisième rail.
Les voyageurs pour Ouistreham, en voiture!
La gare des Chemins de fer du Calvados place Courtonne à Caen.
Ce mignon petit édifice en style néo-normand n'a pas survécu à la tourmente de 1944.
Il faut cependant une bonne heure pour de Caen, rallier Ouistreham et entre une et demie et deux pour parvenir à Luc. Sans compter les incidents et retards éventuels comme le vent violent qui entre Lion et Luc renverse parfois les wagons, le sable qui bloque les aiguillages et les déraillements intempestifs du matériel roulant un peu trop léger. L'histoire n'a retenu pourtant que deux accidents graves, celui du dimanche 22 septembre 1912 qui, à la suite d'une collision sur l'embranchement de Merville-Franceville, fit 2 morts et 15 blessés et celui du 3 octobre 1923 relaté par Jean Provost lorsqu'un peuplier brisé par la tempête écrasa dans sa chute une voiture de voyageurs, causant la mort de 2 passagers.
Romantisme quand tu nous tiens...
Mais la lenteur du trajet n'a pas que des inconvénients, elle permet aussi de belles rencontres comme celle que conte Eugène Liot "ancien capitaine de mobiles et ancien juge de paix" auteur de la notice Ouistreham-les-Bains Riva-Bella et qu'il fit à la toute fin du XIXème siècle. "Dans l'intérieur du compartiment de 1ère classe(....) ma voisine, jolie et distinguée, jeune, trente ans,-veuve, je suppose car sa toilette est noire et crêpe lisse-les mains finement gantées. Toute gracieuse, il semblait qu'une lumière fut entrée avec elle dans notre compartiment; deux grands yeux veloutés, le front haut, bordé de cheveux châtains, le nez aux lignes bien arrêtées, indiquant une volonté très ferme, la bouche aux lèvres rouges se retroussant parfois d'un seul côté avec une singulière expression de malice...". Le léger flirt esquissé par l'auteur se poursuivra bien innocemment par une promenade en barque dans le chenal...On peut rêver mais il faudrait être plus rapide que le romantique Eugène aujourd'hui quand la ligne Twisto ne met qu'un quart d'heure pour faire la route !
Une fiche d'horaire du début du XXème siècle assez optimiste qui ne tient pas compte du vent qui obligeait parfois les voyageurs à descendre pour remettre les wagons sur les rails ou pour pousser le train en hiver lorsque le verglas bloquait la côte d'Amfréville.
Sic transit...
Le "tacot"comme l'appelaient familièrement les Ouistrehamais connait un fonctionnement réduit pendant le premier conflit mondial même s'il sera utilisé par les mobilisés pour rejoindre le 36ème RI de Caen ou pour les inscrits maritimes le train qui les fera gagner Cherbourg. Des trains spéciaux desserviront également les hôpitaux auxiliaires d'Hérouville (Petit-Lourdes) et de Ouistreham (Hôtel du Chalet) ou sa station de torpilleurs et de chalutiers armés. Le retour à la paix voit aussi l'essor automobile et dès 1920, le Conseil général présidé par Henri Chéron met en place un réseau de transport départemental par autocar. C'est la fin programmée des chemins de fer départementaux à voie étroite même si la compagnie revendique la vente de 87 000 billets en 1927 et 163 000 en 1932. La concession accordée aux C.F.C. cesse en 1937. La seule ligne restant en exploitation est celle de Caen-Ouistreham-Luc concédée aux Courriers normands qui l'utiliseront concurremment avec des autocars jusqu'en 1939. Le déclenchement de la Seconde guerre mondiale et la réquisition des autocars, puis l'Occupation et ses rationnements de carburant réactivèrent un temps le trafic même si l'époque et l'interdiction des plages (et pas pour cause de grande marée!) avaient mis fin au tourisme balnéaire mais il fallait aussi assurer la desserte et le ravitaillement de la côte...et aussi le transport des matériaux nécessaires aux travaux de l'organisation Todt pour le Mur de l'Atlantique. Le dernier voyage partit de Caen le 5 juin 1944 à 18h10 pour arriver à Luc à 19h55. Les voyageurs munis du billet retour en furent pour leurs frais...
Horaire du chemin de fer reliant Caen à Ouistreham offert la boulangerie-pâtisserie Roch rue de la mer en 1926.
Le précieux petit mémento contenait aussi l'horaire des marées, ceux du train de Paris, du bateau du Havre et de la liaison avec Londres via Southampton.
Parlons un peu technique
Le matériel roulant est au départ celui utilisé pour l'exposition de 1889, locomotives Decauville de type 020 ou similaire. La loco n°3 portait le nom de "Ouistreham", la 5 "Bénouville"; d'autres locomotives un peu plus puissantes entrèrent en service plus tard comme les jolies Weidknecht 031 ou 230, ainsi que, plus tard, des autorails Crochat de type "pétroléo-électrique". Un de ces derniers, le seul subsistant et qui a roulé pendant un an sur notre fameux réseau est encore visible sur l'île d'Oléron, conservé par l'association "Le p'tit train de Saint Trojan". Les voitures voyageurs de 1ère, 2ème et 3ème classe étaient bien souvent des baladeuses ouvertes sur les côtés, certaines fermées; il y avait aussi des wagons de marchandises plats ou tombereaux. L'ensemble du matériel était remisé et entretenu à Caen au dépôt de la Demi-lune, boulevard Leroy; le dépôt de Riva-Bella (à l'emplacement de l'actuelle poste) n'ayant eu apparemment qu'une existence éphémère. La voie de 0,60m permettait une largeur du matériel roulant d'un maximum de 2,18 mètres. Les bâtiments ferroviaires étaient de facture soignée; bien souvent de style normand avec colombages et épis de faîtage, il n'en subsiste aucun entre Caen et Lion. Ceux de la ligne Caen-Dives par Bénouville ont eu plus de chance. On peut encore admirer la station du Home et la gare de Franceville.
La gare de Riva-Bella, le convoi est emmené par une loco Weidknecht 230
Le réseau ne survivra pas au Débarquement, la ligne entre Riva et Luc fut déposée par les alliés pour permettre l'acheminement plus rapide des convois. La voie ferrée subsistera longtemps sur le chemin de halage entre Caen et la mer, mais malgré une pétition de Caennais à la Libération, le trafic ne fut jamais repris. Les bâtiments qui avaient survécu aux combats ne résistèrent pas aux aménagements urbains et entre Caen et Luc (hormis la gare de cette commune), on ne peut que deviner grâce à quelques surlargeurs de voirie le tracé et le souvenir de la ligne, de l'amusant chemin de fer dont les stations et les haltes en poutrelle et en briques rappellent les vieilles maisons de Caen et de Bayeux avec leurs pignons sculptés, décrit par Ardouin-Dumazet en 1896 (Voyage en France). Ce joujou de voie ferrée convient bien à ce groupe de villas d'une architecture si plaisante, pittoresque et extravagante parfois.
Loco et voiture Decauville devant le château de Bénouville lors de la superbe exposition "Laissez- vous transporter" organisée par le Conseil général du Calvados et Kéolys pendant l'été 2010.
Et pour ceux qui voudraient voyager plus longtemps dans le passé, trois ouvrages indispensables
- Calvados pour les petits trains, Alain de Dieuleveult, La vie du rail, 1997
- Les "Decauville" du Calvados (1891-1944) J.P. Duval, Corlet, 2002
- Le journal de l'exposition "Laissez vous transporter", Conseil général 14, 2010
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